Depuis ces dernières semaines et l'évidence rendue si prégnante d'une prise de pouvoir possible du RN, les textes et prises de paroles émanant de la communauté de l'ESR se sont succédé. Toujours pour rappeler les normes et valeurs sur lesquelles se fondent le monde académique : la recherche de vérités scientifiques, par consensus établi entre pairs, même temporaire, la transmission de savoirs objectivés, issus de la mise en œuvre pratique de cette première, pour toutes celles et ceux choisissant d'entrer dans un parcours universitaire (lire par exemple [1]). L’opposition au RN affichée dans ses prises de parole se fonde non pas tant relativement à une prise de position programmatique claire venant de ce parti (qui de manière générale en dit le moins possible sur ses intentions), mais par rapport au cortège des stigmates qui, n'en déplaisent aux tenants de la normalisation, sont autant de marqueurs idéologiques de régimes de domination autoritaire et partant, réfractaires à l'idée d'un exercice éclairé de la raison.
Les preuves sont déjà là et il suffit pour cela de s'intéresser à ce à quoi on assiste dans les pays ayant basculé dans des régimes liberticides, généralement mâtinés de composante identitaire forte (Pologne, Autriche, USA, Argentine…). Dans le milieu universitaire, les journées d'études se sont multipliées pour documenter ce sujet (par exemple [2]). Les communications qui en sont issues font état de domaines de recherche entiers et d'institutions universitaires qui sont la cible d’interdictions ou de restrictions drastiques, de chercheurs victimes de réductions de financement, d'actions en justice, de campagnes de diffamation ou suspectés d'alimenter de la désinformation…
En France, l'épisode d'extrême centre qui semble devoir se clore a déjà porté les premiers coups de boutoir dont le RN pourra faire l'économie. Face aux blocs progressistes qui ont manifesté une vive préoccupation devant les résultats du monde scientifique, tant sur les phénomènes de société (violences sociales, rapports de domination, reconnaissance du fait colonial…) que sur les alertes multipliées en matière environnementale (crise climatique, destruction de la biodiversité, grands projets inutiles…), les gouvernements Macron ont tous failli au respect minimum des consensus scientifiques. Que l'on songe à l'importation en France des campagnes réactionnaires lancées depuis la montée du trumpisme avec la panique orchestrée autour du « wokisme », à l'occupation de lieux de savoir par le politique, le lobbying industriel et de pseudo-instituts pour y alimenter une désinformation idéologique construite sur la confusion « entre science, lobbyisme, causeries mondaines et pseudo-débat de plateaux de chaînes de télévision en continu » [3], à l'ouverture de formations universitaires privées [4] soutenues par des multinationales uniquement pour couper court à tout discours critique sur le libre-marché, le sens de leurs opérations lucratives, le bénéfice qu'en retire la société s'il y en a un… Notre fonction d'universitaire connaissant ces faits devrait nous obliger. Il nous appartient de détricoter cette immense usine de fabrication du consentement qu'est devenu le monde universitaire et de rechercher à participer à un idéal de formation émancipateur, capable de redonner les possibilités du discernement dans notre population.
Aux collègues qui ont voulu croire aux promesses de la technocratie « co-construite », à la validité du retranchement permanent des un·es et des autres derrière un principe de neutralité axiologique mal compris par manque d'intérêt pour l'histoire universitaire, à l'idée que l'on peut profiter de la crise climatique actuelle pour se refaire un petit porte-feuille d'actions « Recherche » auprès d'entreprises boostées à la croissance verte, il est temps pour notre communauté de travailler aux faits, de dénoncer les usurpateurs [5], et de réaliser à quel point l'état actuel de l'ESR pourra basculer en très peu de temps bien loin des idéaux qui ont présidé à sa structuration.